Atelier Arles 2007 (Kofler)

 

L’histoire à fleur d’anecdote

Atelier d’allemand, proposé par Bernard Banoun

 

En ce dimanche matin qui suivait une deuxième journée des Assises riche en plaisirs divers de l’esprit et des sens, et longue, depuis les croissants littéraires jusqu’aux discussions dans la nuit, une trentaine de traducteurs étaient venus découvrir (je le suppose pour la plupart d’entre eux) le texte de Werner Kofler que je proposais ; la traduction de son livre Automne, liberté. Un nocturne ne devait paraître qu’à la rentrée littéraire 2008 (quel luxe !) mais, ayant achevé durant l’été 2007 la première mouture complète du texte et l’ayant laissée reposer dans l’exiguïté de ma clé USB, j’avais pensé lui faire prendre l’air en cette saison éponyme. Dans cet atelier, et ailleurs avec des étudiants en traduction, j’eus ainsi l’occasion, cet automne-là, de mettre à l’épreuve des pages de ce premier état complet du texte – comme nous autres traducteurs le savons tous, nous signons souvent seuls des traductions qui doivent beaucoup à des suggestions, remarques, réponses, contradictions, de tel ou tel ami, collègue ou technicien ; et, plus encore, l’espace et le temps d’un atelier où l’on débat collectivement d’un texte assez bref, à bâtons rompus, sans concurrence mais avec ferveur, spontanéité et concentration, sont une occasion unique à la fois de soumettre son texte à de premiers lecteurs qui sont à la fois exigeants et bienveillants, et de redonner du mouvement et du ‘ jeu’ au rapport que l’on entretenait avec le livre dans la solitude de son bureau. Que tous soient ici remerciés.

Né en 1947 en Carinthie et auteur d’une vingtaine de livres, Werner Kofler est un écrivain encore confidentiel, qui fait peu pour ne pas le rester – invoquant pour maîtres Kleist, Kraus, Beckett et Bernhard, il a de ce dernier la fureur virtuose. Automne, liberté. Un nocturne (Herbst, Freiheit. Ein Nachtstück, 1994) est un texte d’une centaine de pages, de caractère autobiographique : à partir de photographies, de documents divers, le narrateur évoque des moments de son enfance et de sa jeunesse. Mais sans cesse il s’interroge sur la légitimité de dire Je et de faire retentir sa voix (Molloy de Beckett est comme la basse continue de livre) ; en outre, l’expérience personnelle s’amplifie, grâce à la ‘méthode’ que Kofler nomme son « délire associatif », et à la petite histoire viennent se mêler des références au passé et à l’histoire récente, notamment de l’Autriche et des deux Allemagne. Dans le passage proposé, le narrateur voyage en train à travers l’Allemagne réunifiée et se fait voler ses bagages. Il s’agissait d’abord de retrouver en français le rythme et l’oralité caractéristiques de l’original :

Bestohlen! Ja, hier wieder ich als Privatdetektiv, auf der Reise nach Bielefeld, zum ersten Mal bestohlen, im D-Zug Berlin–Magdeburg–Hannover, bestohlen – ich!, stellen Sie sich vor, ich, um meine Reisetasche gebracht, im neuen Deutschland allerdings, in diesem Deutschland ohne Mauern, durch das jetzt ein rauher Wind fegt, ungehindert, Sie werden davon gehört haben, um meine schwarze Reisetasche gebracht ich, hier, sehen Sie, die Stelle im leeren Gepäcknetz, im Abteil für Schwerbeschädigte übrigens, wo die Tasche hätte sein sollen, wo ich sie aber, nach fünfstündiger Abwesenheit, aus dem Speisewagen – Speisewagen, nun, eher eine Turnhallenkantine, etwas in dieser Art, die deutsche Turnhallenallianz, Sie wissen schon – aus dem, Präzision, so bezeichneten Speisewagen zurückgekehrt, nicht mehr vorgefunden habe, um meine schwarze Reisetasche gebracht ich von zwei Einheitsdeutschen, wie ich vermute, die bis auf Widerruf, bis zum Eintreten des Bedarfsfalles, im Schwerbeschädigtenabteil, nach Anfrage beim Schaffner, hatten Platz nehmen dürfen, um meine Reisetasche gebracht von, mit an Sicherheit grenzender Wahrscheinlichkeit, zwei Gesamtdeutschen; in Potsdam bereits hätten sie mit der Tasche ausgestiegen sein können, in Magdeburg, in Marienborn, überall dort, wo dieser D-Zug früher nicht gehalten hat oder die Grenztruppen der DDR einen solchen Diebstahl verhindert hätten; welche Verwilderung der Sitten!

 

Après contorsions et aménagements nombreux, on s’entendit sur la proposition suivante :

 

Volé ! Oui, là, encore moi en détective privé, voyageant vers Bielefeld, pour la première fois volé, dans le rapide Berlin-Magdebourg-Hanovre, volé, moi !, figurez-vous ça, moi, dépossédé de mon sac de voyage, certes dans la nouvelle Allemagne, dans cette Allemagne sans murs, cette Allemagne sur laquelle souffle désormais sans entraves une bise cinglante, vous aurez entendu parler de ça, dépossédé de mon sac de voyage noir, là, voyez, cet endroit dans le filet à bagages vide du compartiment pour invalides, d’ailleurs, voyez l’endroit où aurait dû se trouver le sac mais où, après cinq heures d’absence, à mon retour de la voiture-restaurant – voiture-restaurant, enfin bon, plutôt une cantine aux allures de gymnase, quelque chose dans le genre, l’alliance des colonies de vacances, vous voyez ce que je veux dire – où, à mon retour de, précisons, de la voiture dite voiture-restaurant, il ne se trouvait plus, dépossédé de mon sac de voyage noir, moi, par deux Allemands unifiés je suppose, qui, provisoirement, tant que personne n’en avait besoin, avaient pu prendre place dans le compartiment pour grands invalides après en avoir demandé l’autorisation au contrôleur, dépossédé de mon sac de voyage par, par, avec une probabilité confinant à la certitude, par deux Germano-Allemands ; dès après Potsdam ils avaient pu être descendus du train avec le sac, à Magdebourg, à Marienborn, partout où ce rapide ne s’arrêtait pas autrefois, ou bien alors, quand il s’arrêtait, les troupes frontalières de RDA auraient empêché un tel larcin ; quelle dépravation des mœurs !

 

En plus de la difficulté à construire en français des phrases aussi longues en gardant la structure d’ensemble au-delà des incises, ruptures et auto-corrections (difficulté que connaissent les traducteurs d’autres Autrichiens comme Thomas Bernhard et Gert Jonke), ce texte présentait quelques problèmes intéressants. Il y est question de la « Deutsche Turnhallenallianz », littéralement « alliance allemande des gymnases ». Mais que faire quand on sait ou qu’on apprend que l’Alliance démocratique de la Turnhalle est un parti politique namibien fondé après la conférence de la Turnhalle (1975-1977), ainsi nommée car elle se déroula dans l’ancien gymnase impérial de la ville de Windhoek ? Que viendrait faire ici une allusion au lent et difficile processus de décolonisation dans le Sud-Ouest africain et aux longues tractations entre l’ONU et l’Afrique du Sud ? Bon sang, mais c’est bien sûr… !, triomphai-je : la Namibie avait été l’une des rares mais des principales colonies de l’Empire allemand de Guillaume II. Sauf que je ne savais vraiment pas comment faire fonctionner cette allusion dans la logique interne du texte (l’ex-R.D.A. nouvelle colonie de la R.F.A. ???!!!), et que l’auteur m’envoya paître quand je lui fis part de ma géniale trouvaille : pour lui, il n’y avait pas anguille sous roche, c’était venu sous sa plume, il trouvait ça drôle. Que faire : forcer le texte, étaler ma culture historique (récente et fragile, car jamais auparavant je n’avais entendu parler de la Turnhallenallianz, et maint germanophone interrogé non plus)? Grâce à l’inventivité des participants à l’atelier, nous en sommes arrivés à une proposition qui dissémine le sens dans le texte et laisse affleurer, pour qui veulent les entendre, la ‘grande histoire’ et de possibles réminiscences ou associations involontaires de l’auteur.

Autre problème amusant à résoudre : il est question dans ce passage et la suite de « Einheitsdeutsche » , de « Gesamtdeutsche » puis de « Wiedervereinigungsdeutsche ». Les propositions fusèrent pour rendre ces nuances qui résument plus de quarante ans de subtilités diplomatiques et sémantiques depuis la création des deux Allemagne en 1949 jusqu’à l’après-1989 : Allemands unitaires, unifiés, réunifiés, post-réunification, Germano-Allemands, co-Allemands, Allemands d’une seule pièce, d’un seul bloc, Interallemands, Allemands totaux, et jusqu’aux « Teutons totaux », qui ‘en rajoutent’, mais qui ne déparent pas dans ce texte écrit par un Autrichien et où plane constamment l’ancien antagonisme radical entre l’Autrichien élégant et l’Allemand ou le Prussien, tel qu’on le trouve par exemple chez Hofmannsthal (dans L’Homme difficile) ou Karl Kraus, et qui renvoie donc à toute une histoire de l’espace germanophone.

Cet antagonisme se retrouvait d’ailleurs plus loin et posait un autre problème intéressant de traduction. Le narrateur s’étant fait voler sa trousse de toilette, il s’écrie: « dahin auch der ausgerechnet in Deutschland, andrerseits typischerweise, typisch, typisch! in Deutschland so genannte Kulturbeutel, samt dem Eau de Toilette – mein Lagerfeld Homme an einem stinkenden Deutschländer […] ». Comment rendre le mot « Kulturbeutel », littéralement « trousse de culture », une trousse de toilette. Il nous a semblé ici qu’il ne fallait pas trop acclimater l’expression, puisqu’elle rendait compte d’une opposition (reposant sur un cliché) à la fois linguistique et, justement, ‘culturelle’ entre l'Autriche et l'Allemagne ; de plus, nous avions la chance d’avoir, avec Kultur, un beau Fremdwort, un mot allemand d’origine étrangère, qu’un Français peut lire et entendre en y mettant tout l’imaginaire historique (de la Grande Guerre à La Grande Vadrouille) fondé sur la manière dont parlent les têtes carrées et dont les Français les imitent en forçant sur le k et le t dans son vocabulaire de base (Kartoffeln, kaputt, Achtung) ; c’est ainsi que nous en sommes arrivés à ceci : « disparu aussi mon nécessaire de toilette, ce qu’on appelle en Allemagne justement – mais d’un autre côté, c’est typique, typique !, ce qu’on appelle en Allemagne un Kulturbeutel, une trousse de Kultur –, et mon eau de toilette qui était dedans, mon Lagerfeld Homme sur un Teuton puant […] ». Comme on voit, notre auteur ne mâche pas ses mots, mais nous, traducteurs, fûmes aux petits soins,