Atelier Arles 2008 (Winkler)

 

Josef Winkler et Rosemarie Poiarkov.

Bel étranger, belle étrangère de la sauvageonne Autriche

 

par Bernard Banoun

 

Le hasard et le bonheur des programmations faisaient que cette année à nouveau – pour la troisième fois consécutive, et j’en ai quelque scrupule monopolistique – j’animais un atelier à Arles, ‘mon’ auteur Josef Winkler (que je traduis en partage avec Eric Dortu, son premier traducteur) étant l’invité autrichien des Belles Étrangères, et parrainant la jeune autrice Rosemarie Poiarkov.

Intégrer la participation d’un auteur dans un atelier de traducteurs ne va pas de soi. « Alors vous pensez… deux ! », comme on chante chez André Messager sur des paroles de Guitry. – Dans le cas présent, la difficulté était renforcée du fait que les auteurs ne parlent pas français, ou à peine – l’atelier se déroula donc en allemand principalement, chacun pouvant s’exprimer cependant dans sa langue, car on peut traduire sans être locuteur. Mais dans la mesure où les Assises, congrès de traducteurs, accueillaient les Belles Étrangères, je ne voulais pas simplement présenter une lecture-rencontre (il y aurait d’autres occasions pour cela), mais faire entrer deux écrivains non-traducteurs dans la communauté de leurs hôtes.

Je me proposai donc de présenter les auteurs, de leur donner la parole pour un bref échange avec le public puis la lecture de quelques pages, et enfin d’aborder un texte de celui que je traduis – étant trop peu compétent pour Rosemarie Poiarkov.

Celle-ci publie depuis une petite dizaine d’années, une œuvre narrative (un récit et un recueil de nouvelles) ainsi que du théâtre. Peut-être est-ce projeter un stéréotype sur son œuvre que d’y éprouver une légèreté qui serait typiquement viennoise, de la Vienne des années autour de 1900, à la Schnitzler : dans la banalité du quotidien moderne effleurée par cette prose, dans la mise en texte du fluctuant et de l’anecdotique et de l’engagement incertain de chacun dans sa vie et ses amours, je sens émerger cette vanité baroque, ce sens aigu et douloureux de l’éphémère.

Chez Winkler, certains de ces thèmes – et, triomphant et foudroyant, celui de la mort – se retrouvent. Mais avec une puissance et massiveté. Winkler publie depuis trois décennies maintenant et son œuvre a été consacrée en 2008 par le prix Büchner – décerné à Darmstadt quelques jours avant cette rencontre arlésienne. Six de ses livres ont été traduits en français. Dans les mois qui précèdent, il a été quasiment en représentation permanente, accordant interview sur interview. Et pourtant : il faut prendre conscience de l’écart, du gouffre, entre sa position initiale, la marginalité de sa littérature (même s’il fut publié dès son premier roman par Suhrkamp, éditeur de Bernhard et de Handke), le maelstrom de sa prose, la turbulence de ses visions – et la reconnaissance actuelle. Bien sûr, toute littérature digne de ce nom est de quelque manière étrangère et marginale, retirée en elle-même et se livrant à tous. Mais chez Winkler, cette marginalité est thématique et spatiale ; son œuvre née de l’opposition est nourrie de cette ‘littérature mineure’ au sens donné par Deleuze au klein (petit) de Kafka, trempée de Genet, Pasolini, Jahnn, Artaud, Lautréamont, et d’autres. Géographiquement aussi, elle parle depuis la marge : la Carinthie, région méridionale de l’Autriche, limitrophe de l’Italie et de la Slovénie, et dans cette région même, depuis un petit village, microcosme des pesanteurs sociales, religieuses, économiques, psychologiques, ce qui inscrit Winkler dans la tradition bien vivace en Autriche de ce qu’on appelle parfois anti-littérature du terroir, contre-représentation de l’idylle rurale avec la vie saine au contact d’une nature intacte. Après plusieurs romans situés dans l’exiguïté de cette région secouée par les ouragans et aventures de la littérature mondiale, Winkler a transporté ses obsessions en Italie, en Inde, au Japon : la mort et ses rituels, les suicides, les marginaux, et la chair, la nourriture, l’extrême concret, la « nature morte » qui donne son titre à sa nouvelle romaine, l’un de ses récits d’une sidérante perfection où le réel observé est littéralement épuisé par la phrase[1].

Le roman Langue maternelle (j’aurais voulu l’appeler aussi Langue-mère comme on parle de roche mère, de teinture mère) date de 1982 – c’est le troisième de Winkler et il fut regroupé après coup avec les deux premiers en une trilogie intitulée La Carinthie sauvage, en allusion au roman A travers le Kurdistan sauvage  d’un auteur fétiche de Winkler, Karl May. Dans cette trilogie, Winkler adresse un flamboyant règlement de compte à la famille et aux structures patriarcales. Langue maternelle en est la partie la plus massive : une coulée de lave de quatre cents pages dans l’original avec, dans les deux premiers tiers, guère de paragraphes : pas d’histoire, pas d’intrigue, mais les métamorphoses d’un Je entre autobiographie et fiction de soi, entre enracinement blessé dans la terre travaillée et tourmentes du rêve et du délire.

« Was wäre wohl aus der modernen deutschen Literatur geworden, wenn man das Lachen von Franz Kafka immer wieder hätte auf einem Tonband hören können. » « Qu’aurait-il dont bien pu advenir de la littérature allemande moderne si on avait pu entendre et réentendre sur une bande magnétique le rire de Franz Kafka ». Cette phrase ne figure pas dans le roman mais fut prononcée par Winkler – c’est pourquoi je la cite en allemand – lors de cette rencontre : lisant l’un des passages les plus cruels en apparence (la vision d’une grand-mère plantant des épingles dans le crâne de son petit-fils nouveau-né), il s’était soudain mis à rire. Un rire qui montre la distance de l’écrivain parvenu à maturité, ayant dépassé le stade ‘thérapeutique’ de l’écriture pour atteindre la plénitude de ses moyens. Après ce prélude (Winkler est, à ses heures, un stupéfiant lecteur), je proposai la lecture du même texte en traduction. Chose bien difficile que de présenter dans un atelier un texte déjà publié. Non par peur d’affronter les critiques – car les journées au collège sont aussi un bain de collégialité – mais d’être confronté à ses propres insuffisances irréversibles et irrattrapables.

La discussion fut passionnante – pour moi en tout cas – et porta sur de véritables enjeux de traductions : la subjectivité du traducteur, son rapport à la correction et à la grammaire, la possiblité ou non de néologiser.

Je m’arrêterai sur ce seul point. Langue maternelle contient à foison des visions enfantines – le narrateur ‘retombe en enfance’ (jusqu’à régresser à l’état de fœtus arrimé dans le corps maternel vitré et transparent d’où il décrit le monde environnant) et la prose onirique et fantasmatique ne rejette pas des formules hypocoristiques, diminutifs accumulés, notamment, faciles à former en allemand, mais moins courants en français. Alors que j’avais distribué et lu les phrases suivantes : « Un cercueillet, oh oui, à peine plus grand qu’un rayon d’abeille en forme de cercueil. Mon cercueillet dût-il être minuscule, je souhaite malgré tout qu’on me pose moi aussi sur un chariot de ferme, qu’on dresse des couronnettes autour de mon cercueillet, et dessus il sera écrit Saluts éternels et amicaux, nous t’aimions bien avant que tu ne viennes au monde, maintenant que tu es au monde, et mort, nous te portons au tombeau sur nos petites épaules. Attelez deux moutonnets blancs au petit chariot à foin », une traductrice me demanda si j’avais trouvé ces diminutifs dans le dictionnaire. Certes non. Mais Ronsard dans À son âme ne s’adresse-t-il pas à son « âmelette Ronsardelette » ? Cela donna l’occasion d’un échange sur les créations verbales et, après réflexion, m’incite à lire et relire en particulier ces auteurs du 16e et du 17e siècle qui ne se souciaient guère de cette « paresse morphologique de la langue française » que discerne et déplore Alain Rey[2]. Elle n’est point une fatalité, ce n’est pas la langue qui résiste, mais nous. Outre Rabelais, Ronsard, du Bellay et tant d’autres défenseurs et illustrateurs de la langue française, songeons par exemple à Robert Garnier. Il emploie le substantif bourreau en qualificatif féminin : « Aigrissons[3] contre lui notre bourrelle main »[4] ; il forme et compose des adjectifs :

Disons adieu, mes compagnes,

À nos chétives campagnes,

Où le Jourdain doux-coulant

Va sur le sable ondelant.[5]

Ce ‘doux-coulant’, l’emploi adverbial de cette forme antéposée de l’adjectif, prenons-en de la graine pour traduire, par exemple, ces néologismes, adjectifs ou substantifs composés, de Hölderlin et Celan. Ils nous indiquent une possibilité, une « faculté d’amendement », pour reprendre une expression de la « fille d’alliance » de Montaigne, Marie de Gournay[6].

 

En conclusion de ces deux heures de lectures, réflexions et discussions intenses eut lieu une aimable cérémonie, un private joke rendu public pour son caractère symbolique : la remise de l’ordre du traducteur winklerien, une cravate offerte par l’auteur à son traducteur, selon une tradition inaugurée jadis à Klagenfurt, pour chaque livre traduit. Que ce moment fameux, inattendu pour l’auditoire, vînt parachever cet atelier, voilà qui sonnait juste et fut immortalisé, Françoise Wuilmart s’improvisant alors paparazza.



[1] Josef Winkler, Natura morta. Une nouvelle romaine, traduit par Bernard Banoun, Lagrasse, Verdier, 2003.

[2] Alain Rey, L’Amour du français. Contre les puristes et autres censeurs de la langue, Paris, Denoël, 2007, p. 295.

[3] Au sens de « Excitons ».

[4] Robert Garnier, Les Juives, acte II, vers 474, dans l’excellente édition de Michel Jeanneret, Paris, Gallimard, « folio théâtre », 2007, p. 67.

[5] Ibid., acte II, vers 815-819, p. 85.

[6] Citée par Alain Rey, op. cit., p. 79.