Atelier Arles 2006 (Hofmannsthal)

 

Atelier d’allemand,

animé par Bernard Banoun

Espace van Gogh, samedi 11 novembre 2006

 

Ô félicité pour un germaniste provincial : se trouver devant un auditoire que doigts et orteils ne suffisent pas à dénombrer ! miracle des assises : devoir envoyer quérir des chaises supplémentaires pour que nul ne reste debout !

En accord avec le thème de cette année, j’avais choisi pour texte un livret assez peu connu d’un insigne librettiste, Die ägyptische Helena/Hélène égyptienne, que Hofmannsthal écrivit pour Richard Strauss dans les années 1920, entre deux œuvres plus familières, La Femme sans ombre et Arabella.

 

Avant d’aborder la traduction elle-même, il m’avait semblé opportun de proposer aux participants quelques réflexions sur ce que l’exercice pouvait avoir de spécifique et sur les options qui s’offrent à nous dans le cas d’un livret d’opéra. En effet, les pratiques sont multiples, et varient dans le temps et l’espace. Il arrivait, et il arrive encore, que des opéras soient chantés non dans l’original, mais dans la langue du pays. La traduction doit donc être chantable. Cette pratique qui s’imposa au 19e siècle (auparavant, soit l’Europe entière – Angleterre comprise – chantait en italien, soit livret et musique étaient adaptés au point que l’opéra était un nouvel original) est considérée désormais comme éminemment provinciale et dépassée, alors même que le public des théâtres d’opéra n’est sans doute guère plus polyglotte qu’autrefois. Mais dans certains théâtres de répertoire comme la Komische Oper de Berlin (autrefois à l’Est) ou l’English National Opera (Sadler's Wells) de Londres, c’est encore la règle – et un metteur en scène comme Walter Felsenstein à Berlin faisait ou remaniait lui-même les traductions, avec l’ambition de créer un spectacle réalisé en symbiose par le chef, les chanteurs et le metteur en scène, représentation dramatique et immédiatement saisissable par le public, comme une mémorable Carmen ; plus récemment, les meilleurs réalisations de Harry Kupfer, dans le même théâtre, pouvaient convaincre, je crois, les plus sceptiques. Enfin, pour les opéras chantés dans la langue du pays, un cas particulier à mentionner est celui des opéras en langues dites rares : qu’on songe à Janáček – si les interventions de Max Brod, qui traduisit les livrets en allemand, furent parfois excessives, il n’en reste pas moins que le musicien de Brno – lui qui, selon Milan Kundera, avait fait l’offrande de son génie musical sur l’autel d’une langue peu parlée – n’aurait peut-être pas conquis les scènes allemandes et, plus tard, européennes, sans ce passage par l’une des grandes langues du répertoire lyrique.

La quantité de livrets traduits depuis quelques siècles forme un corpus immense et passionnant (et parfois drôle). Il faut dire que c’était avant le temps des surtitrages (ou du petit écran placé sur chaque siège), pratique désormais répandue et à peine discutée, qui permet certes de conserver l’unité première d’une langue, de sa musique et de la musique conçue pour elle, et de comprendre ce qui se dit, mais qui n’en est pas moins contradictoire avec la nature même du théâtre en musique, dont il dissocie les éléments et perturbe la temporalité spécifique (notamment celle des opéras à airs ou numéros, et de ceux tendant à une intégration parfaite de l’action et de la musique dramatique, par exemple ceux de Verdi). Quelques heures après cet atelier, lors de la table ronde sur ce sujet, Mike Sens évoquait le désarroi de Claude Régy face à la ‘dictature du sens’ que font régner les surtitrages.

Pour élaborer une version destinée à être chantée, le traducteur doit être attentif aux vers et à la prosodie, il doit ou devrait connaître aussi la partition et la technique vocale : qu’il place un u sur une note aiguë et il aura sur la conscience la ruine de quelques cordes vocales et carrières peut-être prometteuses. Comme je l’ai dit, on n’a plus guère besoin de ces traductions, de nos jours. Faudra-t-il alors se contenter d’une traduction sémantique ? Ce serait dommage, car à côté de livrets de la plume d’écrivains et poètes (Metastasio, Hofmannsthal, Bachmann, Auden, etc.), même les textes ‘mineurs’ ont leur charme – souvent celui d’une poésie qui, à l’époque déjà, était quelque peu surannée, et par là-même d’autant plus efficace pour atteindre l’auditeur à travers la musique. Or quand on sait l’importance du livret pour la qualité d’ensemble de l’opéra comme alliance du verbe, de la musique et de la scène, quand on a lu les lamentations et exhortations des compositeurs (Mozart, Verdi, Strauss, Moussorgski) cherchant désespérément le texte qui les inspire, on doute qu’un livret soit un ‘sous-texte’ – Hoffmann, dans le dialogue Le poète et le compositeur des Frères Sérapion, en dit long sur ce point. Si certains aspects formels d’un livret réussi (sujet, canevas, enchaînement des scènes) ne posent pas de problème au traducteur puisqu’il n’a pas à y toucher, les formes poétiques, l’alternance du vers et de la prose, les images, comparaisons et métaphores spécifiques, les sonorités, tout cela peut inciter le traducteur à chercher des correspondances : quand bien même sa traduction ne sera pas chantée, elle donnera une idée de la poésie particulière, du rythme, et donc des passions de l’époque et de leur expression.

 

Hofmannsthal est l’exemple même du grand écrivain qui écrit aussi des livrets. Le traduire est donc particulièrement gratifiant. Dans Hélène égyptienne, le poète viennois reprend à sa manière l’histoire de la plus belle femme du monde dont l’enlèvement par Pâris serait le casus belli de la guerre de Troie. Il s’appuie sur Euripide, pour aller au-delà. Euripide avait en effet proposé une version inofficielle du mythe : Pâris n’avait enlevé qu’un fantôme, la vraie Hélène avait été cachée en Egypte, Ménélas n’était pas cocu et dix terribles années de guerre reposaient sur un subterfuge imaginé par les dieux – Hélène en remontrant à Pénélope en matière de fidélité conjugale, c’était une rivalité inédite. Chez Hofmannsthal, Hélène a vraiment été enlevée par Pâris ; au début de l’opéra, Ménélas la ramène de Troie, il est sur le point de la tuer lorsque la magicienne Aïthra provoque une tempête ; Hélène et Ménélas accostent. Aïthra, de magicienne, se fait esthéticienne et rajeunit Hélène : Ménélas est censé croire que sa femme a passé dix années endormie sur cette île, le couple peut se réconcilier. Mais Hélène ne supporte pas longtemps le stratagème ; elle veut être aimée pour ce qu’elle est et malgré ses actes – Ménélas se voit alors administrer une sorte de cure psychanalytique : on lui fait revivre l’enlèvement d’Hélène ; guéri de ses traumatismes, il redevient l’époux d’Hélène. – En écrivant ce texte pour Strauss, Hofmannsthal entendait proposer une possible refondation après l’effondrement de 1918 ; il utilisait le ressort d’une intrigue de comédie avec mariage final pour mettre en présence deux mondes, celui chtonien, oriental et irrationnel d’Hélène, et celui, solaire, grec et logique de Ménélas – c’est de la rencontre des deux que viendrait peut-être le remède au ‘déclin de l’Occident’.

Le passage proposé (un extrait du premier acte) posait maints problèmes de traduction : les niveaux de langue varient de la scène de ménage de boulevard (Hofmannsthal déroule le fil tragi-comique qui va d’Euripide à Offenbach) à l’hymne pompeusement wagnérien. Il faut donc trouver le ton, comme au théâtre, pour les passages que le librettiste imaginait quasi parlando, mais aussi respecter le rythme, les sonorités, les parallélismes entre répliques pour les passages plus solennels (parallélismes structurants puisqu’ils indiquent qu’on aura un duo, un trio, etc.), et ne pas gâcher un morceau de bravoure que forment une dizaine de vers saturés d’assonances et d’allittérations, presque une parodie de la tétralogie wagnérienne,.

En cette matinée ensoleillée, les participants ne m’en ont pas voulu de ces précisions professorales et, dans l’heure et demie suivante, les échanges ont été nombreux. Deux passages en particulier ont été discutés. Le duo d’Hélène et Ménélas où ce dernier invoque les « dieux d’en haut » tandis que son épouse appelle ihr unteren dunklen, rebaptisés, entre autres : dieux d’en bas, ministres de l’ombre, sombres forces terrestres, dieux souterrains. Pour les vers d’Hélène séductrice Wach’ auf bei deiner Frau! In deinen Armen bring’ mich heim!, les propositions fusèrent et l’on s’arrêta, provisoirement, à un octosyllabe suivi d’un décasyllabe « Reviens à toi, à ton épouse ! / Et dans tes bras, ramène-moi chez nous », où ‘revenir à soi’ est une trouvaille convaincante en accord avec le sens profond de l’œuvre. – Quant au chant d’Aïthra appelant les elfes qui vont embobiner Ménélas, les vers très courts de Hofmannsthal, à deux accents toniques, avec leurs semblants de viennoiseries (hudeln) et autres mots incertains plus évocateurs que dénotatifs (pappeln), les groupes binaires (Dreht ihn, drillt ihn!/Zwinkert und zwitschert!/Dreht ihn, drillt ihn!/Belfert und balzt,/schnattert und schnaubt,/drommetet und trommelt!), ces jeux nous ont entraînés, ce n’était pas un hasard, dans les oscillations incessantes entre les sons et les sens.