Sur La Flûte enchantée, Lohengrin et La Femme sans ombre

 

Article publié in:

Bernard Banoun, Jean-François Candoni (dir.), Le Monde germanique et l’opéra. Le livret en question, Paris, Klincksieck, 2005, p. 169-189.

NB: Si vous voulez citer ce texte, merci d'indiquer la source. Vous pouvez aussi m'écrire et je vous indiquerai les références exactes du passage cité.

 

 

Résumé

L’étude porte sur les livrets de trois opéras, et envisage La Femme sans ombre dans ses rapports avec La Flûte enchantée et Lohengrin. L’analyse des configurations de personnages, à partir de la sémantique structurale, permet de dégager des liens à la fois formels, historiques et culturels entre ces livrets, qui actualisent et modifient certains invariants. Le rapport à un ordre dominant apparaît clairement, mais il n’exclue pas d’autres interprétations plaçant au centre, comme sujet, non le personnage principal, mais un personnage secondaire et/ou féminin.

 

 

 


 

Permanence et historicité des configurations de personnages

Schémas actantiels dans les livrets de La Flûte enchantée, Lohengrin

et La Femme sans ombre

 

Relevant de la catégorie des textes dramatiques, le livret d’opéra se distingue, à l’intérieur de cette catégorie, par cinq caractéristiques principales, plus ou moins fortement perceptibles selon les époques et les compositeurs : la brièveté, la discontinuité de la structure temporelle, l’autonomie des parties, la primauté du perceptible, et une architecture fondée sur des contrastes[1]. La présence des contrastes se manifeste d’une part dans la structure de l’intrigue, c’est-à-dire sur l’axe syntagmatique : les contrastes (retournements de situation, intermèdes comiques, etc.) permettent l’alternance de la tension et de la détente, et celle d’atmosphères musicales, si elles sont souhaitées par le compositeur[2] ; d’autres contrastes sont présents sur l’axe paradigmatique, en l’occurrence et entre autres dans les configurations de personnages, fondées sur des structures minimales binaires qui se développent et se réalisent le plus nettement dans les ensembles et finales.

Ces configurations de personnages peuvent être non seulement décrites statiquement, mais aussi analysées dans la dynamique de l’œuvre, en recourant au principe des schémas actantiels issu de la sémantique structurale d’Algirdas J. Greimas[3] et développé principalement par Anne Ubersfeld[4]. Si ce principe peut être appliqué à des œuvres isolées, en l’occurrence des livrets d’opéra, il peut également être utilisé de manière comparative et diachronique, d’une manière quasi ‘généalogique’, afin de mettre au jour l’évolution et le renouvellement des formes, sans faire abstraction du contexte historique et culturel, à la fois dans la production d’un compositeur et dans l’histoire ou une partie de l’histoire de l’opéra[5].

C’est ce que tentera la présente étude, en explorant trois œuvres clés du répertoire de langue allemande, La Flûte enchantée, Lohengrin et La Femme sans ombre, pour analyser leurs livrets. Après avoir rappelé la définition des schémas actantiels, nous procéderons en deux temps : nous présenterons un premier schéma actantiel fondé sur le dénouement de l’intrigue et la victoire remportée sur des obstacles, puis un ou plusieurs schémas actantiels fondés soit sur des moments intermédiaires, soit sur des personnages secondaires ou liés à des conflits qui, au moins à la fin de la pièce, sont perdants, niés ou oubliés[6].

 

I. Configuration de personnages et schémas actantiels

Formellement, un schéma actantiel met en place six actants : un sujet, un objet, un destinateur, un destinataire, un ou des adjuvants, un ou des opposants. Un sujet (S) est animé par un désir qui porte sur un objet (O). Ce désir est le moteur de l’intrigue. Le désir du sujet est guidé par un destinateur (D1) – le principe qui le fait agir et désirer – et l’intrigue le conduit à satisfaire le destinataire (D2), dénouement de l’intrigue qui généralement rétablit un ordre social. Des adjuvants le soutiennent et participent à sa quête, des opposants l’entravent. Adjuvants et opposants sont parfois les mêmes personnages, soit qu’ils jouent un rôle ambigu, soit que leur attitude change dans le cours de la pièce. Un texte dramatique compte souvent plus ou moins de six personnages : un groupe de personnages peut constituer un seul actant ; et les actants ne sont pas nécessairement des personnages présents : un actant peut être physiquement absent, le personnage étant seulement nommé (par exemple Keikobad dans La Femme sans ombre, Parsifal dans Lohengrin), ou il est une idée, une loi ou un principe qui guide l’action (la Cité, Dieu, Eros)[7]. C’est pourquoi, écrit Anne Ubersfeld, « la place ‘destinateur’ [...] porte avec elle la signification idéologique du texte dramatique »[8].

Le schéma actantiel a pour premier avantage qu’il évite d’argumenter en termes de psychologie des personnages ; grâce à un fort degré de formalisation, il permet de saisir les structures profondes de l’œuvre ; cette formalisation le soustrait non seulement à la psychologie mais aussi, apparemment, à l’histoire. Cependant, le schéma actantiel n’est pas donné tel quel ; fruit d’une analyse, d’un regard porté sur l’œuvre, il est en fait totalement lié à l’histoire. Il ne réduit pas l’œuvre à une structure neutre ; au contraire, c’est un instrument – et plus encore, peut-être, quand il est appliqué à un livret plutôt qu’à une pièce de théâtre – pour discerner dans chaque variation une actualisation inscrite dans l’histoire du théâtre, des mentalités et des idées, et dans l’histoire en général ; c’est pourquoi le schéma actantiel est « porteur de sens en relation directe avec les conflits idéologiques »[9]. Il n’est donc nullement innocent de proposer pour telle œuvre tel schéma actantiel. Malgré son apparente sobriété formelle, tout schéma actanctiel proposé pour une lecture de la pièce est donc aussi une interprétation de la pièce.

Le schéma actantiel qui s’impose à première vue, et qu’on pourrait nommer schéma dominant, découle du discours idéologique véhiculé par l’œuvre. Dans le cas de l’opéra, forme artistique historiquement et institutionnellement liée au pouvoir en place, ce schéma peut paraître rigide, monolithique, envahissant ; il semble en outre plus difficile de discerner plusieurs schémas actantiels dans un livret que dans un autre texte dramatique, tant le livret paraît inséparable d’une réduction du propos, d’une clarté extrême, support aussi simple que possible à l’inspiration et au discours musical. Pourtant, tout ‘bon’ livret d’opéra – et avant même l’infléchissement du sens que procure l’ajout de la musique au texte et la combinaison des deux – est moins univoque, moins simpliste qu’il n’y paraît au premier abord.

C’est pourquoi il est possible de multiplier les perspectives pour éprouver la cohérence dramatique – les ‘failles’, les contradictions, les perdants de l’action révèlent la puissance contraignante du contexte historique et idéologique de l’époque et de sa traduction dramaturgique et, plus largement, esthétique. On peut donc, en théorie, former au moins autant de schémas actantiels qu’il y a de personnages[10], en plaçant tour à tour chaque personnage, même s’il n’est pas un rôle principal, à la place du sujet S ; en outre, on peut aussi discerner des schémas actantiels partiels (par exemple pour une intrigue secondaire), intermédiaires ou qui évoluent sur l’axe syntagmatique de l’intrigue.

 

II. De Mozart/Schikaneder et Wagner à Strauss/Hofmannsthal

Les trois opéras dont il sera question ci-après sont à la fois distants historiquement et très proches sur le plan esthétique. Il s’agira ici d’explorer ce qui les relie, en allant d’une part de Mozart à Strauss, d’autre part de Wagner à Strauss. Une telle démarche est d’abord légitimée par les déclarations des auteurs, en l’occurrence de Strauss et de Hofmannsthal à propos de Mozart et de Wagner, d’une manière générale et pour les trois opéras considérés.

Les liens de Richard Strauss avec Mozart et Wagner, se traduisent notamment par son attachement aux festivals qui leur sont consacrés : Bayreuth, qu’il fréquenta très tôt, où il fut un temps le protégé de Cosima Wagner et où il dirigea régulièrement des opéras ; Salzbourg, qu’il contribua à fonder, avec Hugo von Hofmannsthal et Max Reinhardt. En outre, Strauss eut pour ainsi dire une double formation musicale : élevé dans l’esthétique musicale du classicisme viennois, il connut ensuite une apparente conversion à Wagner ; mais cette conversion n’était pas un reniement, et le produit de ce double attachement confère au néoclassicisme straussien sa nature particulière. Enfin, les liens avec Mozart et Wagner, maîtres et modèles en matière de dramaturgie musicale sont maintes fois réaffirmés, notamment dans la correspondance du compositeur avec son principal librettiste.

Ce dernier, en effet, se situe lui aussi ouvertement dans ce double héritage, quand bien même ses raisons et ses conceptions ne coïncident pas toujours avec celle du compositeur. En effet, une vision superficielle des relations entre Strauss et Hofmannsthal laisserait penser que Strauss est d’obédience wagnérienne quand il rencontre son librettiste, écrivain attaché à l’âge baroque et à l’âge classique, qui le convaincrait de renoncer à n’être qu’un wagnérien tardif. On invoque souvent alors une rupture entre Elektra (1909) et Le Chevalier à la rose (1911). Cette vision des choses simpliste ne correspond pas aux faits. Parallèlement au classicisme straussien et au goût du compositeur pour le XVIIIe siècle, présents dès avant sa rencontre avec Hofmannsthal, ce dernier lui aussi, comme le révèlent entre autres sa correspondance et les livrets eux-mêmes, est profondément wagnérien. Certes, il mentionne Wagner souvent négativement, comme un repoussoir, pour éloigner Strauss de certaines habitudes, notamment d’une écriture orchestrale qui l’emporte sur le chant. Mais au fond, comme l’a montré, parmi les premiers, Dieter Borchmeyer[11], Hofmannsthal est sur le plan de l’esthétique théâtrale plus essentiellement wagnérien que Strauss. Aussi, lorsque dans une lettre à Strauss, le 24 septembre 1913, il déclare avoir été entravé dans la rédaction du livret de La Femme sans ombre par la lecture de cinq livrets de Wagner, qui savent si bien anticiper la musique, cela peut être compris comme l’aveu de son admiration, quasi paralysante[12] ; Wagner est omniprésent, mais non comme modèle négatif. La création wagnérienne forme donc l’arrière-plan du sens et de l’évolution qu’il entend donner à sa collaboration avec Strauss, auquel il écrit le 18 septembre 1919 :

Chaque chose que je serai appelé à faire pour vous devra être un genre à part entière : [...] [vos oeuvres forment] une série en perpétuelle évolution. Il en va ainsi chez Mozart et chez Wagner – chaque ouvrage est unique – le contre-exemple, ce sont des séries d’ouvrages du même genre, comme chez Meyerbeer ou chez Puccini[13].

On peut ainsi aller jusqu’à concevoir les livrets de Hofmannsthal comme des relectures des opéras wagnériens, des ‘réponses’ à Wagner[14].

La proximité des opéras de Strauss avec certains opéras de Wagner est alors plus parlante que leurs similitudes avec ceux de Mozart. Si l’on peut rapporter quelques opéras de Strauss-Hofmannsthal à des opéras de Mozart, il ne s’agit pas de modèles ; Hofmannsthal évoque, le 20 mars 1911, une « certaine analogie »[15] (20 mars 1911). Ces analogies sont plutôt dues à une atmosphère commune ou à des configurations de personnages et des configurations vocales (notamment les rôles travestis de Cherubino et Octavian) surtout par rapport aux opéras sur des livrets de Da Ponte[16] ; la mélancolie mozartienne n’est pas étrangère à Hofmannsthal, de par une conception comparable de la comédie, qui n’est jamais une joie pure et naïve, mais où le happy end est indissociable d’une perte, surmontée toujours au prix d’une épreuve douloureuse. Cependant, sur le plan des livrets eux-mêmes, seule la proximité entre La Flûte enchantée et La Femme sans ombre, œuvre réellement démarquée de la première, pour y répondre à plus d’un siècle d’intervalle, est un élément capital du livret de Hofmannsthal.

            Nous nous proposons ici de reprendre l’étude des configurations de personnages dans le double mouvement qui consiste à mettre en évidence les éléments invariants sans ignorer pourtant que le livret et l’opéra, notamment chez les auteurs envisagés ici, s’inscrivent volontairement dans un contexte politique et idéologique précis. Outre les indications données ci-dessus, il existe d’autres indices et preuves d’une référence explicite de La Femme sans ombre à La Flûte enchantée d’une part, à Lohengrin d’autre part. Décrivant la genèse du livret, Hofmannsthal rapporte :

Après que j’eus commencé à donner forme à l’ensemble, je le racontai à quelques amis, dont Strauss. Je lui demandai s’il pouvait concevoir cette action sous forme d’opéra, à moins que ce ne fût lui qui d’emblée y vit un opéra. Nous fûmes tous deux frappés par ce que le thème de l’épreuve et de la purification a de musical et par la parenté avec le thème fondamental de La Flûte enchantée. Il fut dès lors décidé que les deux groupes de personnages devaient être traités dans le même style, dans une langue soutenue : Arlequin et Smeraldine, devenus entre-temps le rapiéceur viennois et sa belle épouse insatisfaite, furent remplacés par le teinturier et la teinturière.[17]

 

Il note par ailleurs :

Au centre, un personnage bizarre comme la femme de Strauss.

La femme sans ombre. La femme qui a sacrifié ses enfants pour rester belle (et garder sa voix). A la fin, des génies apportent son ombre à la femme et l’enfant arrive, descendant le fleuve dans un petit panier d’or.[18]

L’image de l’enfant apparaissant sur le fleuve est présente aussi dans Lohengrin, avec le personnage de Gottfried, frère d’Elsa revenant pour rétablir l’ordre dynastique.

Plus généralement, les rapprochements sont explicites dans la correspondance, entre deux opéras qui sont des œuvres de transitions, et dont la construction dramatique présente des similitudes frappantes[19]. Dans sa lettre du 14 mai 1915, Hofmannsthal comparait l’air de l’empereur revenant à la vie (« Wenn das Herz aus Kristall zerbricht... / Lorsque se brise le cœur de cristal... ») et l’acte III de Lohengrin : « Une fois éveillé de son état de pétrification, il doit avoir son air, son ‘récit du Graal’ (à sa manière propre) »[20]. Strauss quant à lui, dans une lettre du 15 avril de la même année, dit imaginer pour la nourrice « une longue et effroyable imprécation contre les hommes (comme Ortrud à l’acte II) »[21].

 

 

III. Raison et totalité : schémas actantiels dominants

Ces trois opéras ressortissent au merveilleux, et comprennent topoi et personnages de contes : la lutte entre le bien et le mal, avec leurs symboles et allégories et leurs oppositions successives (entre le jour et la nuit, la raison et l’irrationnel, le masculin et le féminin); la tentative d’union entre deux mondes avec l’intrusion d’un non-humain (Lohengrin, l’Impératrice) dans le monde humain et la question d’une possible union des deux mondes.

Le premier schéma actantiel discernable est celui qui paraît être le plus en concordance avec le déroulement et le dénouement de l’intrigue : il place au centre le sujet S le plus complet de la pièce, celui dont le désir entraîne le mouvement de tout le texte – le personnage principal sinon le rôle-titre –, alors que des schémas alternatifs dont il sera question plus loin ont pour sujet un personnage dont le désir est soit partiellement, soit secondairement satisfait, soit nié.

Le schéma principal de La Flûte enchantée est celui-ci : le sujet Tamino, mû en apparence par la Reine de la nuit, a pour objet de désir Pamina. Sa quête le conduit vers un destinataire qui correspond aux trois principes énoncés sur les temples devant lesquels il rencontre l’Orateur : Sagesse, Raison et Nature. Dans cette quête, il est aidé principalement par Papageno, l’opposant étant Monostatos. La position de la Reine de la nuit est incertaine : elle varie, ou plutôt se révèle peu à peu : d’adjuvant remettant la flûte, elle devient, avec ses acolytes, opposant dans le monde auquel accède bientôt Tamino[22]. La Flûte enchantée est un opéra dont le schéma actantiel principal n’est donc peut-être pas visible totalement dès le début de la pièce, le destinateur du schéma initial (la Reine de la Nuit, aux yeux de Tamino) n’étant pas celui du schéma final, où il est devenu le principal opposant. Cela étant, on pourrait aussi penser que Sarastro et la Reine de la Nuit ont lancé un pari : les deux puissances tutélaires complémentaires, le jour et la nuit, observent les réactions des personnages soumis à une initiation.

Dans La Femme sans ombre, l’importance donnée au couple « terrestre », Barak et la Teinturière, dans l’œuvre achevée, rend la configuration plus complexe que celle de La Flûte enchantée. Le schéma principal est celui-ci : le sujet est l’Impératrice, dont le désir porte sur l’ombre que possède la Teinturière. L’Empereur n’est ni sujet ni objet, le couple étant déjà constitué ; on pourrait aussi le faire figurer à l’intérieur du destinataire, car il est appelé à se réaliser en tant qu’empereur, à ne pas demeurer uniquement l’amant qu’il est au début. L’action est provoquée par une injonction du destinateur Keikobad afin de satisfaire à un destinataire : la maternité, la réconciliation du couple et donc l’ordre social. Les adjuvants sont Barak, ainsi que la Nourrice, cette dernière se révélant finalement être un opposant à éliminer car son aspiration est contraire au destinataire. Comme dans La Flûte enchantée, la vérité se révèle peu à peu : l’Impératrice désobéit à Keikobad (elle se résout à renoncer à l’ombre, et donc à perdre son époux), et ce choix est finalement récompensé. L’œuvre pose la question de l’acte et de la responsabilité individuels, et donc de la liberté. On peut là aussi considérer que Keikobad a fait un pari : il a posé ces lois pour conduire sa fille non à y obéir, mais pour lui apprendre à ne pas s’aveugler en suivant la méchante nourrice – à trouver elle-même le chemin de la réalisation éthique en refuser l’alternative inhumaine posée d’abord.

Lohengrin n’a pas été décrit ici en second lieu, dans l’ordre chronologique : d’une part, il s’agit de placer ici La Femme sans ombre en aval de chacun des deux autres opéras, et non ces trois opéras dans la succession ; d’autre part, Lohengrin révèle un schéma actantiel intrinsèquement ambigu – et ce avant même qu’on tente une interprétation ou une réinterprétation de l’œuvre s’écartant du schéma dominant. L’ambivalence de cet opéra est un fait bien connu ; Wagner lui-même, dans sa lettre à Hermann Franck du 30 mai 1846, posait la question de savoir si Lohengrin est « homogène » (geschlossen) sur le plan dramatique[23]. Lohengrin oblige en effet à envisager d’emblée un double schéma actantiel, correspondant aux deux perspectives de Lohengrin et d’Elsa, et plaçant l’action dans le domaine mythique pour le premier, plutôt historique et individuel pour le second. Le schéma initial, dans la perspective du personnage éponyme, présente un chevalier du Graal qui combat « pour le droit de la vertu » (Streiter für der Tugend Recht)[24] et vient en aide à une jeune fille accusée. Jusque-là, le destinateur est l’ordre du Graal, ou Parsifal, père absent de Lohengrin, qui lui donne une mission, celle de rétablir une justice fondée sur la vertu et un pouvoir confié aux justes, notions qui constituent le telos et correspondent au destinateur de l’intrigue. Mais dès la rencontre avec Elsa, l’intrigue prend un autre tour, Lohengrin demandant à Elsa de l’épouser s’il est vainqueur. C’est uniquement à partir de cet instant que se pose la question de la rencontre et de l’union possible entre les deux mondes, entre le divin et l’humain, et que la condition posée par Lohengrin – ne pas être interrogé sur ses origines ni sur son identité – devient centrale ; imposée à Elsa, elle n’était pas prévisible dans le schéma présent au tout début. Si le destinateur, Parsifal, n’a pas changé, le destinataire, lui, s’est infléchi, de par l’attitude du sujet Lohengrin : il ne s’agit plus seulement pour ce dernier de rétablir un ordre dynastique et politique par une intervention extérieure, mais aussi d’y prendre place. L’opposant principal, Ortrud, conduira à l’échec de cette intégration des deux sphères.

Ces enjeux s’éclairent par une comparaison avec La Femme sans ombre. Pour Wagner, la condition posée par Lohengrin traduit sa conception de l’artiste dont la nature est inconciliable avec les compromissions terrestres, ainsi que l’exprime le dénouement[25]. La Femme sans ombre présente une intrigue opposée presque terme à terme : les sexes sont inversés, ainsi que le dénouement. Le problème du rapport au monde humain est posé par le couple impérial : l’empereur n’a qu’indifférence envers ses sujets, il vit égoïstement, s’adonnant aux plaisirs des sens et de la chasse, et la pétrification (inspirée peut-être aussi par la figure réelle de l’empereur Guillaume II, dont le bras gauche était raide et inerte) est la conséquence de cette vie insouciante.

            L’impératrice, mi-surnaturelle, peut briser la statue et obtenir la rédemption de son époux en devenant humaine, trahissant par là-même ses origines. Lohengrin et l’impératrice occupent une place analogue dans la hiérarchie et les fonctions des personnages, mais ils agissent de manière opposée. Ils incarnent la figure de l’artiste : mais Hofmannsthal voudrait concilier ce que Wagner dissociait. Pour Wagner, la distance de l’artiste avec le monde semble être une nécessité, actuellement en tout cas une fatalité ; pour Hofmannsthal, l’artiste doit œuvrer socialement. L’immortalité, élément féerique, est symbolique des aspirations et tendances « inhumaines » de l’homme (et de l’artiste). Les figures centrales de Lohengrin et de La Femme sans ombre ont donc aussi pour trait commun d’être christiques – Wagner avait indiqué dans une note en marge « Christ sur son bateau »[26], et Strauss parle du premier « cri humain », donc d’une sorte d’incarnation de l’Impératrice lorsqu’elle renonce à l’ombre[27]. A ce Christ féminin qui se charge des fautes des autres pour leur apporter la rédemption tout en devenant de ce monde, l’ici-bas, et en y contraignant l’Empereur, s’oppose Lohengrin, quittant le monde et laissant en suspens son union avec Elsa. La question du pari, abordée ci-dessus, apparaît aussi dans Lohengrin, un pari lancé par Parsifal – une interdiction à transgresser et que Lohengrin ne transgresse pas : à Elsa qui veut légitimement, au nom de l’amour, la transparence, comme Wagner le dit lui-même, il oppose l’obstacle de la loi de ses origines[28]. Sur le plan politique, le telos posé initialement est donc accompli, la justice est rétablie – mais l’aspect historique est tel un ‘leurre’ d’où s’élève une action merveilleuse, qui ne masque pas un déséquilibre du dénouement : si Elsa voit, politiquement, sa prière initiale exaucée, le dénouement est tragique sur le plan individuel pour Elsa et Lohengrin[29].

 

Ces brèves analyses de trois opéras font ressortir un trait important des configurations et de la syntaxe de l’intrigue. Le destinataire n’est pas seulement l’amour, mais aussi, dans l’ordre collectif, la question du pouvoir et de sa transmission. Dans ces trois œuvres, le rapport entre l’intrigue « privée », le cheminement des sentiments, et la question du pouvoir, l’harmonie ou la contradiction entre les deux, font pleinement ressortir leur portée historique et idéologique. Dans ce sens, le destinataire ne peut être l’amour, donc la réalisation d’un désir individuel, que si ce dernier a une résonance collective. Œuvre représentative des Lumières allemandes, La Flûte enchantée ne semble pas présenter de solution de continuité entre les deux accomplissements ; dans La Femme sans ombre, qui, conçue entre 1911 et 1916, fut créée en 1919, il s’agit de restaurer dans l’Autriche-Hongrie catholique un ordre en péril ou déjà effondré : le rôle passif de l’Empereur, ni objet ni sujet à titre personnel, indique l’idéologie restauratrice de la pièce – l’Empereur est déjà objet d’amour et il a déjà le pouvoir, mais ces données sont à renforcer, à vivifier, et à prolonger par la venue des héritiers, principe suggéré par les « enfants à naître », véritables destinataires de l’œuvre, guidant l’action dans son ensemble, déterminant le schéma actantiel principal indiqué plus haut.

Au premier abord semble dominer le principe d’opposition entre le bien et le mal, ce dernier étant éliminé à la fin. Mais on peut aussi, en vertu des « paris » comme ressorts des trois oeuvres, prendre pour principe commun au dénouement de ces trois ouvrages ce que Hofmannsthal nomme ‘principe allomatique’, complément bienvenu, par sa prégnance formelle, au schéma actantiel. Hofmannsthal emprunte cet antonyme d’« automatique » au vocabulaire de l’alchimie – où il désigne la transformation réciproque de deux éléments – pour l’appliquer à l’humain : on n’existe que dans la réciprocité qui résout les conflits, d’autrui on reçoit l’existence, et en retour on la lui donne. « Acheminement vers le social » selon une expression célèbre de Hofmannsthal dans ses notes d’élucidations sur l’œuvre[30], l’allomatique a une portée à la fois psychologique et collective, permettant l’intégration de principes contraires en raison de leur complémentarité, et non de leur exclusion mutuelle.

Un dénouement sur la résolution des contraires pourrait se retrouver dans ces trois ouvrages. Avec évidence dans La Femme sans ombre, où tous, excepté la Nourrice, coopèrent au rétablissement d’un sens vivant et d’une vraie relation, personnelle entre les époux, collective entre les deux couples, entre le haut et le bas ; mais cela vaut aussi pour La Flûte enchantée si l’on considère que la Reine de la nuit, ayant été jadis l’alliée de Sarastro – qu’elle combat désormais tout en ayant déclenché la quête positive de Tamino – demeure protégée par sa fille, qui ne la renie pas[31] ; elle participe ainsi à l’ordre finalement créé. Dans Lohengrin, si la séparation tragique démontre l’impossibilité de la réconciliation des deux mondes, il s’agit de se résigner à la totalité du réel face au rêve éphémère d’Elsa, totalité à laquelle Lohengrin contribue en rendant Gottfried, le frère, à la réalité et au pouvoir. Nous mentionnerons à la fin de cette étude une autre application de ce principe à Lohengrin.

 

IV. Désirs et dispersion : schémas actantiels ‘secondaires’

Ces schémas actantiels embrassant les ouvrages dans leur totalité et conformément à un ‘message’ qui, si complexe soit-il, semble le plus cohérent, peuvent être ébranlés ou contrebalancés par d’autres hypothèses, qui consistent à considérer l’œuvre d’un point de vue pour ainsi dire minoritaire. Cela peut-être explicité par un exemple extrême, que nous ne développerons pas ici mais que suggère l’analyse de La Flûte enchantée par Hans Mayer[32] : Monostatos, qui paraît figurer un opposant, un principe négatif quasi absolu si l’on juge ses agissements pour eux-mêmes, pose problème ; un schéma actantiel qui le place en position centrale demeure partiel, car il n’embrasse qu’un aspect de l’intrigue, il met en évidence cependant sa situation d’esclave, sa soumission à Sarastro et à la Reine de la Nuit, son désir pour Pamina, sa position symétrique face à Papageno, et révèle un préjugé de l’époque et les limites des idées de Sarastro, qui dénie à l’esclave maure le « mérite d’être un humain »[33]. C’est dire qu’il peut y avoir superposition et parfois concurrence totale de plusieurs schémas actantiels, selon l’époque et le lieux qui reçoivent et représentent cette œuvre universelle. Chaque ouvrage peut être lu selon un schéma actantiel mettant en question la « loi du père », destinateur des trois schémas, en les personnages de Sarastro, Parsifal et Keikobad : dans le cas de Lohengrin, il a été déjà montré plus haut qu’Elsa, en position de sujet, cohabite conflictuellement avec Lohengrin. Pour La Flûte enchantée, au schéma actantiel et à la syntaxe des actions centrés sur le sujet Tamino, nous confronterons celui centré sur Pamina (mais un autre schéma avec un personnage central féminin, la Reine de la nuit, dont l’ambiguïté a été relevée ci-dessus, serait envisageable). Pour La Femme sans ombre, à celui centré sur le rôle-titre, nous opposerons celui où la Teinturière tient la position de sujet.

Dans La Flûte enchantée, l’idéologie de Sarastro, renforcée par l’attitude de Tamino, peut être soumise à un déplacement apparaissant dans un schéma actantiel concurrent : si Sarastro s’entend à convaincre, par ses propos et son charisme, de sa probité et de sa supériorité morale, un ‘contre-discours’ n’en est pas moins perceptible, et il apparaît notamment dans la conception de l’amour. Dans le schéma principal posé plus haut, Tamino et Pamina forment un couple connaissant un destin parallèle, Tamino est au centre, héros dont l’instrument donne son titre à l’œuvre ; il réalise le vœu de Sarastro, il entend les préceptes, il obéit aux injonctions et s’intègre parfaitement. Son aspiration à être initié lui fait bien vite accepter l’attitude de Sarastro envers la Reine de la nuit, qui l’avait sauvé et dont bientôt il se défie, et envers Pamina, dont il admet qu’elle doit être de force arrachée aux puissances maléfiques incarnées par sa mère. L’amour éprouvé à la vue du portrait est presque d’emblée en accord avec les impératifs sociaux – aussi ce Tamino, après son incursion orphique dans la nuit, oublie-t-il la loi sensible de son amour pour Pamina, ne lui adressant pas la parole et la conduisant au bord du suicide, cuirassé déjà, plus qu’Orphée qui n’avait pu se garder d’un regard pour Eurydice – transgression dont certaines versions du mythe le récompensent en lui rendant finalement Eurydice, comme on sait. L’amour dont Pamina suit les lois n’est pas à ce point domestiqué. La première manifestation en est donnée par le véritable premier duo d’amour, chanté avec Papageno : les deux personnages vivent « par l’amour seulement » (« durch die Lieb’ allein »[34], loi de la nature, du sentiment et des « doux élans » (süße Triebe). C’est à ce titre que Kierkegaard, qui dans L’Alternative (Ou bien... ou bien) considère – à l’opposé de Don GiovanniLa Flûte enchantée comme un opéra dont « le sujet, en tant que sujet d’opéra, est radicalement manqué » [35]  : le telos de l'intrigue en est l'amour conjugal - seul Papageno est épargné par le jugement du philosophe, car il incarne l'éros pur. Or dans la succession des scènes, cet amour-là a presque le dernier mot, l'intrigue "retombant" vers le domaine populaire et le conte, avec les retrouvailles entre Papageno et Papagena à la scène 29, dans la seconde partie du finale. - Si l'on en renvient à Pamina et qu'on s'en tient au livret - car la musique, bien sûr, offre quelques démentis -, on peut considérer que parallèlement à l'initiation accomplie de Tamino, jeune héros princier depuis le début, Pamina occupe une place centrale dans un schéma actantiel qui ne se met en place que plus tardivement ; après avoir été objet d'amour (pour Tamino) et moyen de vengeance et de pouvoir (pour la Reine de la Nuit), elle accède au rang de sujet nourrissant un amour véritable pour Tamino et capable de braver les interdits : non seulement c'est elle qui guide Tamino à travers les flammes[36], mais elle affronte au préalable Sarastro au nom de « la vérité, dût-elle être un crime »[37]. Par l’engagement total de son être, elle est peut-être supérieure à ce qu’incarne Sarastro, une raison consciente.

Dans le schéma actantiel dominant de La Femme sans ombre, le sort des personnages les réunit à la fin et paraît accomplir leurs aspirations profondes. Cependant, deux des actants qui, in fine, rentrent dans l’ordre, sont animés par des principes centrifuges, deux actants qui obéissent à l’Eros comme pur désir. D’une part l’Empereur, qui pour cette raison même ne peut être actif dans la constitution de l’ordre social : il se caractérise par une quasi absence au monde et demeure passif dans la ‘réintégration’ qui est la sienne à la fin de l’opéra. D’autre part la Teinturière, qui est un instrument au service de l’accomplissement du désir conduisant au destinataire principal : donner des enfants au couple impérial qui assoit ainsi son pouvoir. Si l’on choisit de la placer en sujet d’un schéma actantiel, son objet est l’Efrit, un spectre, et le destinataire l’amour de soi, la beauté, le narcissisme. Ce jugement négatif sur l’itinéraire de la Teinturière néglige le fait qu’elle cherche aussi à quitter le mariage imposé, pour lequel elle a été « achetée », dit-elle[38], et donc dépouillée de son autonomie. Si l’on comprend son désir comme celui de la réalisation de soi, à travers celle du désir amoureux, avec toute la puissance émotive et imaginative et le sens artistique que suggère le livret, on peut alors considérer que tout cela, au nom de l’ordre social dans son ensemble, est sacrifié[39].

Dans ce schéma, la position de Barak est complexe, car si le Teinturier agit dans le même sens que l’Impératrice, dont il est l’adjuvant bien plus que ne l’est l’Empereur, le bien qu’il recherche pour lui et son épouse et sa position en miroir face à l’Impératrice le conduisent à ne pas accepter les désirs de celle-ci (l’achat de l’ombre) et vient donc contredire le telos principal. Il est donc au cœur de la contradiction, du conflit qui agite l’Impératrice : il incarne par sa sensibilité et sa morale ‘naturelle’ les valeurs prônées par l’idéologie dominante de l’opéra, même si leur réalisation immédiate et apparente contrevient à la mise en place de cet ordre, car s’il refuse, au nom de son amour pour la Teinturière et de sa conception du couple et de la famille, que la teinturière cède son ombre, il empêche la réunion du couple impérial et donc l’accomplissement du dessein apparent de Keikobad. Cependant, le dénouement de la pièce réalise pleinement ses aspirations initiales. Le seul personnage dont le désir soit contredit demeure donc la Teinturière. Il n’est pas fortuit que son revirement, l’acceptation de l’ordre supérieur et la révélation soudaine de son amour pour son époux, tient du miracle : c’est une vérité qui descend sur elle.

Dans Lohengrin enfin, on peut aussi considérer la fin comme plus ouverte qu’il n’y paraît de prime abord. L’ouvrage reposant à la fois sur l’histoire et le mythe, prendre le parti du personnage éponyme, faire de lui le sujet unique du schéma actantiel et y rapporter l’issue du drame est, on l’a vu, forcément réducteur. Lohengrin doit suivre la loi de Montsalvat, anonymat ou célibat ; l’ayant rompue, il doit partir. Le tragique repose sur le heurt entre les deux destinataires, l’un individuel, fondamentalement voué à l’échec (le désir d’amour absolu), l’autre social. Amour et rétablissement d’un ordre politique acceptable, les deux destinataires, sont fondamentalement antagonistes chez Wagner, et c’est pour cette raison que ce dernier refusa absolument la fin « apaisante » (permettant une catharsis) qu’avait conseillée Franck, comme il l’expose clairement sa lettre du 30 mai 1846 : une solution qui aurait consisté soit à laisser les époux réunis, soit à faire mourir Lohengrin, soit à laisser Lohengrin et Elsa partir ensemble et expier[40]. Or pour Wagner, la nature supérieure de Lohengrin, malgré son aspiration profonde à être aimé d’une humaine, dont la réserve sera le gage d’un amour absolu[41], fait que la séparation est le seul châtiment qui puisse et doive frapper Elsa[42]. Il compare le mythe de Lohengrin à celui de Zeus et Sémélé et argumente en disant que la révélation du Dieu est fondamentalement antagoniste des « lois de la nature ».

Mais Wagner se défend dans Une communication à mes amis d’avoir conçu en Lohengrin un personnage « froid, blessant »[43], ce qui répond à ce qui a été dit ci-dessus de son attitude face à la revendication légitime d’Elsa. C’est aussi à une telle conception que ressortit la conclusion d’Adorno dans son essai sur Wagner, où il déclare que « la liberté chez Wagner n’a pas de lieu »[44]. Semblable en ceci à Tamino, Lohengrin ne fait pas le choix de transgresser la loi au nom de l’humanité ou d’une légitimité différant des lois en vigueur. Or cette position n’est pas définitive, comme en témoignent deux passages de Wagner, qui révèlent l’incomplétude de chacun des deux personnages centraux, Lohengrin et Elsa. Wagner note dans Une communication à mes amis qu’Elsa est peut-être la « part inconsciente » de l’être « conscient et arbitraire » de Lohengrin[45] ; c’est-à-dire que Lohengrin s’en tient à la loi, mais que celle-ci s’est détachée de la vie. Il s’agit de réinsuffler du désir – de l’« inconscient » – dans le personnage pour que la loi, la raison et le désir ne soient plus scindées mais se nourrissent idéalement, en chaque être comme dans le corps social. Il aspire, mais encore sans succès, à la réunion des deux. Symétriquement à ce mouvement de Lohengrin vers Elsa, un mouvement comparable pourrait être accompli d’Elsa vers Lohengrin, mais ce dénouement ressortirait lui aussi à l’utopie, ainsi que l’exprime une lettre d’août 1860 à Mathilde Wesendonck. Wagner y commente son projet jamais réalisé Les Vainqueurs (Die Sieger) – auquel il songeait encore après Parsifal :

Seule l’hypothèse si profonde de la métempsycose put m’indiquer le lieu réconfortant en lequel tout finit par se rencontrer dans une rédemption égale, une fois que les vies qui ont été séparées dans le temps cheminent parallèlement avant de se réunir hors du temps. D’après cette belle idée bouddhiste, la pureté immaculée de Lohengrin s’explique par le fait qu’il est un avatar de Parsifal, qui avait dû, lui, conquérir cette pureté de haute lutte. De même, Elsa, dans sa réincarnation, s’élèverait jusqu’à Lohengrin. Ainsi que le projet de mes Vainqueurs m’apparut-il comme la continuation et la conclusion de Lohengrin. Ici, le personnage de ‘Samitri’ (Elsa) se hausse pleinement jusqu’à Ananda.[46]

 

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Ces trois opéras présentent donc des variations historiques sur Eros, la liberté et le pouvoir. Dans les trois cas, la première analyse se fonde sur la concordance entre Eros et l’ordre social ; la seconde analyse, en revanche, met en relief la discordance entre le désir et l’ordre social, son caractère profondément a-social chez Mozart et Strauss, ou utopique chez Wagner.

L’étude de cas proposée ici a porté sur trois opéras se prêtant particulièrement bien à une telle analyse comparative de schémas actantiels. Une condition pour éviter que ce type d’analyse ne soit arbitraire est que le cadre historique, linguistique et culturel soit cohérent, parfois même réduit à une cour, une ville ou à un théâtre[47]. Dans les exemples étudiés ici, la période 1790-1920 dans l’espace germanophone est sans doute un cadre temporel maximal, au-delà duquel manqueraient les repères concrets ; on risquerait alors de n’argumenter que par associations libres[48]. Mais ces trois opéras plongent au cœur du Romantisme ; aucune de ces œuvres n’est, chronologiquement, immédiatement liée à ce courant : l’une le prépare en proclamant les idéaux des Lumières allemandes en un combat du jour contre la nuit ; les deux autres en sont des échos tardifs, Lohengrin en élaborant une « théologie politique » dans le contexte de l’Allemagne du Vormärz[49], La Femme sans ombre en réaction à la fracture de la Première guerre mondiale qui conduit à une relecture religieuse de La Flûte enchantée. Ces opéras se mesurent tout trois à cet effort vers une pensée totale de l’homme qu’est le Romantisme allemand.

Il convient enfin de revenir à la spécificité du livret par rapport à la pièce de théâtre. Ce type d’analyse, qui suppose une reprise et un engendrement de thèmes et de structures d’un livret à l’autre, pourrait se faire pour des pièces de théâtre, mais avec des déterminations et contraintes moins nombreuses. A l’opéra en revanche, ces variations s’inscrivent dans un cadre plus étroit dû aux pratiques du répertoire ainsi qu’à la position que les compositeurs, au moins autant que les librettistes, adoptent par rapport à des œuvres phares de ce répertoire. De plus, les schémas sont fondés quasi exclusivement sur le pouvoir et l’amour, ressorts quasi permanents des livrets : l’amour et les ramifications de la passion, qui nourrissent la musique, et le pouvoir, car l’opéra est historiquement et sociologiquement lié à sa représentation, ce qui offre a priori moins de liberté idéologique, une moindre diversité des options politiques. Prenant en compte la subjectivité, les affects, l’individualité pure, sans quoi la musique n’aurait pas lieu d’être, l’opéra n’est pas fait, dit Anne Ubersfeld, « pour défendre une cause socio-politique »[50]. Et pourtant, si lié soit-il au pouvoir en place, il garde souvent ses équivoques et ambivalences. Il ne distingue certes pas avec étanchéité entre le privé et le public, comme l’ont montré les conflits exposés ci-dessus[51], mais présente un nombre réduit de personnages aux prises avec des conflits qui ne sont pas uniquement individuel, mais relèvent du collectif, de l’économie, de la politique et de l’idéologie. Aux lectures plurielles du livret vient se superposer le discours musical ; souvent contemporaines dans l’époque de leur création, ces deux composantes n’en sont pas moins contradictoires ; le livret se lit dans la succession, il possède une polysémie minimale ou rendue imperceptible par le chant, tandis que l’œuvre musico-dramatique, et a fortiori la représentation, démultiplie les références, les allers et retours, les échos, et contrevient à l’ordre linéaire du livret. Un autre double ancrage s’ajoute, transhistorique cette fois, entre l’autrefois et aujourd’hui, qui permet l’interprétation et la réinterprétation, et donc contribue à une histoire des livrets d’opéra, non seulement à l’intérieur de l’histoire de l’opéra et du théâtre musical, mais comme histoire d’un genre à part entière.

 



 

 

[1] Albert Gier, Das Libretto. Theorie und Geschichte einer musikoliterarischen Gattung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1998, p. 14.

 

[2] En réaction à une action dramatique qui semble privilégier l’extériorité et l’effet, ou en vertu de leur esthétique musicale, certains compositeurs peuvent tenter d’atténuer ces contrastes pour leur préférer l’unité de ton et l’intériorité, ils écrivent alors ou choisissent des textes leur permettant la réalisation de ce dessein : on peut mentionner Wagner et son esthétique de la transition dans Tristan et Isolde, Debussy dans Pelléas et Mélisande, texte d’après Maeterlinck, ou, pour une œuvre récente, L’Amour de loin (2001) de Kaija Saariaho, texte d’Amin Maalouf.

[3] Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale : recherche de méthode, Paris, Larousse, 1966 ; rééd., Paris, Presses Universitaires de France, 2002.

 

[4] Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Editions sociales, 1978.

[5] Voir en particulier l’étude de Gilles de Van, Verdi. Un théâtre en musique, Paris, Fayard, 1992.

[6] Cette étude portera uniquement sur les configurations théâtrales. L’un des aspects qui distingue, ou qui surdétermine, le livret d’opéra par rapport à la pièce de théâtre est celui des configurations vocales, horizon extra-textuel du livret ; la création de personnages en fonction des configurations vocales de l’opéra peut être due à une volonté explicite du compositeur, elle peut aussi ressortir simplement aux conventions de l’époque ; nul doute, en tout cas, que pour l’histoire du genre, en termes de périodisation autant que d’espace (qu’il s’agisse d’une aire linguistique ou nationale vaste ou du répertoire d’un seul théâtre), cet aspect ne saurait être ignoré. La présente étude portera uniquement sur le schéma actantiel des livrets, mais elle pourrait être prolongée, approfondie, voire nuancée – le parti pris par le compositeur pouvant renforcer ou infirmer certaines données du livret – par la prise en compte des configurations vocales. On trouvera des exemple de descriptions et d’analyses des configurations vocales sur une période précise in Bernd Göpfert, Stimmtypen und Rollencharakter in der deutschen Oper von 1815-1848, Wiesbaden, Breitkopf und Härtel, 1977 ; voir aussi, pour une étude plus vaste des livrets de l’époque, Christoph Nieder, Von der Zauberflöte zum Lohengrin : das deutsche Opernlibretto in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts, Stuttgart, Metzler, 1989.

[7] Ubersfeld (note 4), p. 67-68.

[8] Ibid.,-p. 74.

[9] Ibid., p. 67.

[10] Ibid., p. 105.

[11] Dieter Borchmeyer, Das Theater Richard Wagners, Stuttgart, Metzler, 1982.

[12] Richard Strauss-Hugo von Hofmannsthal, Correspondance 1900-1929, éd. Willi Schuh, préface et trad. Bernard Banoun, Paris, Fayard, 1992, p. 226.

[13] Ibid., p. 412.

[14] Pour un exposé d’ensemble, voir Bernard Banoun, L’Opéra selon Richard Strauss : un théâtre et son temps, Paris, Fayard, 2000, chapitre 6, p. 375-451. Cf. aussi l’article ancien de Roland Tenschert, paru la même année que la première édition de la correspondance entre Strauss et Hofmannsthal, où ce dernier évoque souvent Les Maîtres chanteurs durant la genèse du Chevalier à la rose : « Die Meistersinger und Der Rosenkavalier, vergleichende Studien », in Neue Musik Zeitung XLVII (1926), p. 228-231

[15] Strauss-Hofmannsthal (note 12), p. 117 : « Cette œuvre [La Femme sans ombre] serait […] à La Flûte enchantée ce que Le Chevalier à la rose est à Figaro : ici comme là, ce ne serait pas une imitation, mais un sorte d’analogie. »

[16] Cf. Roland Tenschert, 3 X 7 Variationen über das Thema Richard Strauss, Wien : Wilhelm Frick Verlag, 1944. – On notera aussi que Hofmannsthal n’appréciait guère Cosí fan tutte, opéra que Strauss contribua en revanche à faire représenter ; ici encore, Hofmannsthal est plus proche que Strauss de la pensée de Wagner, qui voyait en Cosí fan tutte artifice et frivolité.

[17] Hugo von Hofmannsthal, Dramen V. Operndichtungen, Frankfurt/Main, Fischer, 1979, p. 388 : « Nachdem sich das Ganze etwas ausgeformt hatte, erzählte ich es einigen Freunden, darunter auch Strauss. Ich fragte ihn, ob er sich diese Handlung als Oper denken könne, oder er selber, scheint mir, faßte sie gleich als Opernhandlung auf. Das Musikalische des Prüfungs- und Läuterungsmotives, die Verwandtschaft mit dem Grundmotiv der Zauberflöte fiel uns beiden auf. Damit war es entschieden, daß beide Figurengru