George Crabbe, The Borough, extrait en français

  NB: Si vous voulez citer ce texte, merci d'indiquer la source. Vous pouvez aussi m'écrire et je vous indiquerai les références exactes de la publication sur papier.

Traduit de l'anglais par Bernard Banoun et Kai Stefan Fritsch.

 

Le poème de George Crabbe, source de Peter Grimes

 

                The Borough (Le Bourg), poème de George Crabbe (1754-1832) est un ouvrage divisé en vingt-quatre parties désignées sous le terme de "lettres" (letters) et comptant chacune trois cents vers ou plus (des pentamètres rimant deux à deux), qui peignent plusieurs aspects du bourg d'Aldeburgh, dans le Suffolk, où Crabbe était né et avait grandi. Après une description générale, Crabbe consacre des chapitres successifs à l'église, aux diverses professions, aux commerces, aux auberges, etc. C'est après les chapitres sur les hospices et hôpitaux et avant les deux derniers ("Prisons" et "Ecoles") que se situent les passages consacrés aux pauvres du bourg: la lettre vingt et un raconte la destinée douloureuse d'Ellen Orford, la suivante est consacrée à un clerc, Abel Keene (qui prête son patronyme au Ned Keene de l'opéra), la vingt-deuxième à Peter Grimes. Mais chez Crabbe, Ellen Orford et Peter Grimes n'ont aucun lien; c'est Britten et Slater, son librettiste, qui firent ces destins se croiser.

                Dans Le Bourg, Crabbe cherche avant tout l'objectivité; l'ordonnancement des chapitres traduit une volonté quasi scientifique: Le Bourg a quelque chose d'une enquête "ethnologique" sur un village de pêcheurs au tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Dans le cas de Peter Grimes, Crabbe évoque d'abord son enfance: Peter, qui hait son père, le quitte; il commence à boire, à jouer. C'est un ivrogne violent et voleur, un hors-la-loi, et non un marginal héroïque ou romantique, que décrit Crabbe.

 

            Sur tout ce qu'il voyait, il jetait un oeil cupide,

Ignorant la justice, se riant de la loi,

Pêchant en mer, et sur terre, maraudant,

Il faisait main basse sur ce qui s'offrait à sa vue.

Souvent, la nuit, laissant barque et godille,

Il s'en allait sur le rivage chercher quelque butin.

Souvent, glissant le long des haies, et sur le dos, un sac,

Il emportait les fruits des vergers,

Pillait des provisions amassées dans les fermes.

Et plus fréquentes devinrent ces fautes,

Plus les hommes, tous les hommes, lui semblèrent ennemis.

            Il construisit une cabane de terre, y gardant

Ses biens divers, et souvent y dormant.

Mais rien ne contentait son âme cruelle,

Il eût voulu un être à tourmenter, à dominer,

Un gars obéissant, supportant sans rien dire

Les coups de sa main furieuse,

Il espérait trouver en une heure propice

Un être sensible, en tout soumis à lui.

            Peter avait ouï qu'à Londres, en ces temps-là,

Des hommes oeuvrant dans des asiles - ils existent toujours !-

Sans que justice ni bonté ne les troublent,

Plaçaient des enfants de paroisse chez des marchands nécessiteux;

Ceux-ci, dans leur misère, recevaient quelque argent

Et de ces orphelins faisaient des esclaves fourbus.

            Peter se mit en quête, et le garçon trouvé,

L'argent lui fut remis, l'esclave était à lui.

A la ville, certains virent dans sa carriole

Un gamin, en veste bleue et bonnet de laine.

Mais nul ne demanda comment Peter utilisait la corde,

Ni sous quels coups l'enfant courbait l'échine.

Nul ne put voir son dos lacéré et meurtri,

Nul ne voulut le voir, frissonnant dans l'hiver,

Et nul n'interrogea: "Peter, le nourris-tu du moins?

Allons, il faut bien qu'il vive!

Songe, Peter, donne-lui donc du pain!

Choyé, nourri, il te servira mieux."

Nul ne s'en avisa. Et lorsqu'on entendait crier,

On disait, impassible: "C'est Grimes, qui a recommencé."

            Battu, grelottant et captif, brimé, menacé et crossé,

Rabroué dans ses efforts, privé de nourriture,

Tourmenté tout le jour, arraché au sommeil,

Roué s'il pleurait, mais brisé jusqu'aux larmes,

L'enfant, tremblant, jeté à terre, essayait de prier

Et, frappé encore, s'esquivait en tremblant,

Ou sanglotait, la tête sur les bras; tandis que lui,

Le maître redoutable, et riant d'une joie horrible

Il l'avait enfin, ce pouvoir qu'il aimait à montrer,

Et un être sensible tout soumis à ses coups.

            Ainsi vécut l'enfant, dans la faim, le danger et la peine,

Ses larmes ignorées, et vaines ses prières,

La peur le poussant à mentir, le besoin à voler.

Et dure était sa couche, ingrate sa pitance.

Pendant trois tristes ans, il subit ces tourments

Et puis ses peines, ses épreuves finirent.

            "Comment a-t-il péri?" Si on le questionnait,

Le pêcheur grommelait: "Je l'ai trouvé, inerte dans son lit."

Puis s'avisant de prendre un ton plus doux,

Il soupirait: "Le pauvre Sam est mort."

Pourtant l'on murmurait, il y eut des questions:

"Que mangeait-il? Quel était son travail, quelles ses punitions?"

Grands étaient les soupçons, maigres furent les preuves,

Point d'ennuis pour Peter, que rien ne put troubler.

            Un autre enfant fut aisément trouvé,

L'argent reçu, la victime asservie.

Et quel fut son destin? Une nuit il se trouva qu'il chut

Depuis le haut du mât, mourut dans le vivier

Où l'on gardait le poisson pêché, où l'enfant

(Ainsi raisonna-t-on) ne pouvait périr de lui-même.

            "Oui!", dit Peter. "Ce fut ainsi. En jouant

(C'est qu'il ne trimait guère, ni le jour ni la nuit)

Il grimpa sur le mât, et puis il en tomba."

Peter montrait le cadavre, indiquait la blessure.

"Qu'en disent les jurés?" Ils doutèrent longtemps,

Mais Peter, vigoureux, tenait bon.

Ils le laissèrent partir, lui disant:

"Ferme ton écoutille quand tes gars jouent à bord."

Voilà qui blessa sa conscience, et qui le fit rougir

Plus que les questions posées auparavant.

            Puis la sentence dissipa toutes ses craintes,

Et Peter retourna chez le marchand d'esclaves. [...]

Le Bourg, lettre XXII, vers 40 à 119.

 

 

                A ce début d'un réalisme noir succède, après d'autres aventures de Grimes, une scène d'une atmosphère saisissante: Grimes, après la mort de ses trois apprentis, est devenu solitaire; il erre constamment sur le rivage et l'estuaire de l'Alde (ce qui explique la présence de la rivière et des eaux salées à la fois); on l'enferme alors à l'hospice de la paroisse. C'est ce que retrace le passage ci-dessous: Grimes est pris d'un délire où il raconte les visions qu'il a eues dans son errance, visions d'une violence qui ne déparerait pas dans l'un des cercles de l'enfer de Dante. Pour Crabbe, la référence directe est non pas Dante, mais le Shakespeare de Macbeth, dont Crabbe a placé en tête de ce chapitre une citation de la scène du banquet où apparaissent les spectres: "Il fut un temps/ Où la cervelle étant ôtée, l'homme mourait,/ C'était fini : mais maintenant ils se relèvent/ Avec vingt plaies mortelles sur leur crâne."

                Les meurtres commis resurgissent, chez Macbeth comme chez Grimes. Mais si le poème de Crabbe, à la fin du chapitre, prend une dimension telle, c'est à cause de la figure de ce père qui n'a cessé de le hanter "de son vivant et par sa mort". Au début du chapitre, on avait appris que Grimes avait frappé son père à la tête, avant de l'abandonner. Le délire final est ainsi l'expression de ce fardeau que Grimes n'arrive plus à porter en silence, l'aveu, in extremis, du péché commis dans la jeunesse, et répété de manière obsessionnelle sur les apprentis.

 

            "Je veux vous raconter, à vous tous,

Ce jour où le vieil homme les mit sur mon chemin:

Mon père, de son vivant et par sa mort,

Ne chercha qu'à me tourmenter,

Et son spectre ne put se contenter

De ma vie laborieuse et pénible,

Mais décida de revenir, m'obligeant à le voir,

Et ainsi il me fit négliger mon commerce.

            Par un jour silencieux et serein

(Depuis longtemps, je vivais solitaire),

Je ramais, de-ci de-là, et jetais mon filet,

Mais - c'était son bon plaisir - rien ne voulait venir.

Une fois terminés son labeur et ses jours,

Le bon plaisir d'un père, c'était de tourmenter,

De torturer à ce point le seul fils qu'il avait!

Assis, regardant la rivière qui coulait,

Croyant rêver, mais je ne rêvais point, non,

Je vis - les yeux fixés sur le courant -

Je vis les spectres s'élever; mon père, debout sur l'eau,

Tenant dans chaque main un garçon hâve et maigre.

Blafards, ils flottaient devant moi,

Dessus les eaux salées, sans jamais les toucher.

Je voulus les frapper, mais ils devinèrent mon dessein,

Et, se moquant de mon aviron, disparurent.

            Chaque jour, depuis lors, dès que je commençais

A jeter mon filet, le vieil homme implacable était là,

Avec ces deux garçons. J'implorais, je priais:

Qu'ils me laissent! En vain. Ils restaient.

Je ne pouvais me détourner, ni faire avancer ma barque.

Les yeux fixés sur eux, j'étais là, immobile.

Ils voulaient m'entraîner vers la mort, mais je me rebellais.

Chaque jour, aussi sûr que le jour se levait,

Les trois spectres, avant la nuit, venaient me retrouver.

Les entendre et les voir chaque jour fut mon sort,

'Viens!' me disaient-ils, 'Viens!', de leurs voix faibles et mornes.

Et moi, luttant, je ramais pour m'enfuir,

Mais là, tout près de moi, parmi les vagues

Se tenaient les trois formes sans corps.

'Viens!' et encore 'Viens!', criaient-elles.

            "Un père devrait avoir pitié - mais le vieil homme

Secouait sa tête chenue, et de son regard me glaçait.

Je les frappais, et des flots s'élevait

Une triple plainte lugubre, me faisant chanceler.

'Père!', criais-je, 'Père, pitié!', et il me répondait,

Mais quoi? - mensonge d'un esprit courroucé -

'N'as-tu point brandi ton couteau?', disait-il. C'était vrai,

Mais j'avais eu pitié, mon bras était retombé.

Il me demandait grâce; ému, j'y consentis,

Mais lui, dans sa tombe, ignore la compassion.

            "En trois endroits toujours ils m'apparaissaient -

Sur toute la rivière il n'en est pas de tels,-

Des lieux maudits où quiconque s'arrête

Verra des choses qui l'atteignent dans l'âme.

Et là, appuyé sur ma rame, des heures et des heures,

Je les regardais; scène effroyable,

Quand ils glissaient vers ce lieu de tourbillons,

M'enjoignaient de sauter pour aller avec eux,

Et qu'à mes cris ces esprits malfaisants

Se moquaient de mes peines, et disparaissaient en riant.

            "En un terrible jour d'été, quand ma pauvre cervelle

Se consumait d'effroi, dans ces tourments cruels,

Ce père ennemi revint, debout, là,

Avec ses deux garçons suspendus sur les flots.

Plus que jamais leurs regards m'insultaient,

Et leurs pâles visages triomphaient à me voir.

Encore une fois, ils me forcèrent à planter l'aviron,

Et me voyant pris de fatigue et d'effroi,

Lui, le vieil homme, dans le creux de sa main il ramassa de l'eau,

D'où jaillirent des flammes mêlées de sang.

Me commandant de me pencher pour voir cette chose,

Il me jeta le liquide rouge et brûlant à la face.

Le feu me dévorait, je hurlais de douleur,

Je sentais des démons m'arracher la cervelle.

            "Ils étaient toujours là, et je dus regarder

Un lieu empli d'horreurs qu'on ne saurait décrire,

Où les flots s'entr'ouvraient, où j'entendis le cri

Du péché qu'on expie, un cri d'une force inhumaine.

'Tous les jours! A jamais!', disaient-ils,

'Nous payons de tourments éternels.'

Telles furent leurs paroles." A cet instant il s'arrêta,

Regarda tout autour, effrayé et surpris.

Il voulut encore parler, et s'alarma

Des femmes affollées tout autour de sa couche.

Et puis il retomba, épuisé, et sembla reposer.

Enfin le puissant ennemi s'empara des flammes de sa vie,

Et d'une voix brisée, du fond de l'âme, il cria:

"Les voici à nouveau!" et, parlant tout seul, il mourut.

Le Bourg, lettre XXII, vers 290 à 375 (fin).